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ULYSSE - EPISODE 17

LES PHEACIENS  

                                             

Alors qu’Athéna dirige Télémaque vers Sparte, Hermès se rend auprès de Calypso pour lui enjoindre de laisser partir Ulysse. Celui-ci s’embarque vers Ithaque mais Poséidon n’a pas renoncé à ses désirs de vengeance. Il déclenche une tempête qui détruit son embarcation. Ulysse risque la noyade et se désespère, craint de mourir lamentablement. La déesse Ino s’approche de lui sous la forme d’une mouette, lui prodigue des conseils et lui prête un voile aux effets magiques à enrouler autour du corps comme une ceinture pour l’empêcher de sombrer. (1)

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Ino est la tante et nourrice de Dionysos, qui, rendue folle par Héra,  s’est jetée à la mer avec l’un de ses enfants qu’elle avait ébouillanté. Elle reçut ensuite le nom de Leucothéa. (2) 

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Une autre histoire identifie Leucothéa, la « déesse blanche », comme Halia, la « déesse de la mer » et la première épouse de Poséidon. Elle est honorée comme une immortelle sous ce nom depuis qu’elle s’est jetée à la mer après avoir été violée par ses propres fils « orgueilleux et brutaux » (3). Dans les deux cas, il s’agit de déesses ayant sombré dans le désespoir à cause de relations catastrophiques avec leurs enfants. Homère transforme la désespérée en sauveuse : paradoxe de l’être humain que d’être capable de prévenir ou de réparer le malheur de l’autre en lui donnant ce dont il a manqué lui-même. 

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Tout hébété et comme absent à sa vie 

Il gît là où la tempête l’a jeté

L’enfer c’est aussi de ne pas mourir 

Quand le naufrage vous épargne (4)

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Ulysse aborde, après des jours et des nuits de nage, l’île des Phéaciens où il se cache et s’endort. A son réveil,  il rencontre Nausicaa, jeune princesse venue laver le linge à la rivière avec ses servantes. Devant Ulysse nu et en piteux état, elle ne s’effarouche pas mais l’accueille et lui offre vêtements et nourriture. Athéna prend ensuite soin de le faire paraître à son avantage et elle tombe sous son charme. Elle lui propose d’aller demander de l’aide à son père, le sage Alkinoos.

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Plus de sauvages ou d’êtres inquiétants, ni de magiciennes ou de nymphes: cette fois, Ulysse fait la rencontre d’une jeune fille bien vite séduite, mais ici, la séduction n’empêche pas la liberté comme c’était le cas chez Circé ou Calypso.  Alkinoos dira en effet à Ulysse : « Je voudrais te donner ma fille et te garder avec le nom de gendre…Si tu voulais rester…Mais si tu veux partir, nous garde Zeus le père que nul des Phéaciens, malgré toi, te retienne! Je fixe dès ce soir le jour de ton départ… » (5)

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Ulysse est accueilli avec bienveillance, selon les lois de l’hospitalité, parallèlement à son fils Télémaque chez Nestor et Ménélas. Homère décrit une île idyllique, un pays de cocagne : «c’est d’abord un verger dont les hautes ramures , poiriers et grenadiers et pommiers aux fruits d’or et puissants oliviers et figuiers domestiques, portent sans se lasser ni s’arrêter, leurs fruits ; l’hiver comme l’été, toute l’année, ils donnent… » (6) Le palais d’Alkinoos provoque l’admiration d’Ulysse : « …sous les hauts plafonds du fier Alkinoos, c’était comme un éclat de soleil et de lune !...des portes d’or s’ouvraient dans l’épaisse muraille … » (7)

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Ulysse découvre aussi une société oligarchique : il est question de « plusieurs rois à sceptre » (8),  de chefs souverains vivant en bonne entente. (9)

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Les Phéaciens sont des marins talentueux : « nos vaisseaux phéaciens …, doués de raison, voguent sans le pilote et sans le gouvernail qu’ont les autres navires ; ils savent deviner , d’eux-mêmes, les désirs et les pensées des hommes ; connaissant les cités et les grasses campagnes du monde tout entier, ils font leurs traversées sur le gouffre des mers , sans craindre la moindre avarie ni la perte dans les brumes et les nuées qui le recouvrent… », dira Alkinoos. (10) 

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La société phéacienne propose un mode de vie harmonieux -voire idyllique- et différent du modèle d’Ithaque. Ulysse le guerrier, rompu à la boxe, la lutte et le tir à l’arc se voit convié à un spectacle de danse dont il s’étonne. Le voilà confronté à une autre manière de vivre en société, à une manière de rivaliser en agilité physique dans l’exercice d’un art plus qu’en des tours de force compétitifs. Les Phéaciens sont amateurs de civilisation et de culture bien plus que de sports de combat : « … la boxe n’est pas notre fort, ni la lutte : nous sommes bons coureurs et marins excellents ; mais pour nous, en tout temps, rien ne vaut le festin, la cithare et la danse, le linge tout frais, les bains chauds et l’amour… », explique Alkinoos à Ulysse. (11) Les présents des Phéaciens témoignent également de leur raffinement : il s’agit d’or, d’argent, d’ivoire, de coupe en or, d’écharpes fraîchement lavées, de robes finement tissées.

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Quant au roi des Phéaciens, Alkinoos, il a pour attributs : « force et sainteté », ce qui semble indiquer qu’un monarque phéacien se doit d’être un homme accompli, alliant des qualités physiques et spirituelles.*

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Du côté des femmes , Arété, la femme d’Alkinoos est, comme attendu dans le patriarcat, maîtresse de maison : elle gère ses servantes, garde le trésor de la maison, obéit aux ordres de son mari et veille au confort de son hôte. Quand elle donne son avis, elle est écoutée mais sa parole doit être validée par son mari. Toutefois, Homère souligne une différence fondamentale : « …Alkinoos, ayant pris Arété pour femme, l’honora comme pas une au monde ne peut l’être aujourd’hui, parmi toutes les femmes qui tiennent la maison sous la loi d’un époux. Elle eut, elle a toujours le cœur et les hommages de ses enfants, du roi Alkinoos lui-même ainsi que de ses peuples. Les yeux tournés vers elle, autant que vers un dieu, on la salue d’un mot quand elle passe au bourg : elle a tant de raison, elle aussi, de noblesse ! Sa bonté, même entre hommes, arrange les querelles… » (14) Arété est appréciée pour ses qualités personnelles et autorisée à intervenir socialement, même dans des conflits entre hommes. La société des Phéaciens propose donc un modèle féminin qui n’est plus réduit uniquement à ses fonctions d’épouse et de mère.

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Alkinoos décide d’inviter Ulysse pour un festin au cours duquel Demodocos, un aède aveugle, évoque une célèbre querelle entre Ulysse et Achille, ce qui met les larmes aux yeux d’Ulysse. Alkinoos le distrait en organisant des jeux sportifs.

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Pourtant, malgré toute la délicatesse hospitalière déployée par Alkinoos, Euryale, un jeune homme particulièrement beau mais  « égal à ce fléau d’Arès » (15) provoque Ulysse de manière fort ironique. Ulysse lui répond dignement, montrant combien il a mûri, en lui citant les qualités humaines qui lui manquent malgré sa beauté physique : « la raison et le bien dire » (16), deux grandes valeurs de la culture grecque antique.

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Dans le texte, Ulysse n’est plus nommé « aux mille ruses » mais « l’avisé » : « notre hôte m’apparaît tout rempli de sagesse », dira Alkinoos. (17)  Ulysse a affiné ses qualités de stratège guerrier et immature qui allait imprudemment au-devant du Cyclope. Le résultat de ce changement d’attitude se manifeste bien vite : il s’attire la sympathie des Phéaciens qui le ramèneront dans son île en le  couvrant de cadeaux.

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Quant à Nausicaa, cette jeune fille courageuse qui a accueilli Ulysse quand il était en bien mauvaise posture, elle lui demande la reconnaissance qui lui revient  : « …garde mon souvenir ! Car c’est à moi d’abord que devrait revenir le prix de ton salut. » (18) Amertume d’un cœur déçu?...

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* Athéna sait combien ils apprécient l’esthétique puisque, déguisée sous les traits du hérault d’Alkinoos, elle exhorte les dignitaires phéaciens à rencontrer Ulysse en vantant ses qualités de marin et de bel homme : « il a roulé les mers ! il est beau comme un dieu !»(12) Elle joint le geste à la parole en  lui versant sur la tête « une grâce céleste … le faisant paraître et plus grand et plus fort, déroulant de son front des boucles de cheveux aux reflets d’hyacinthe » (13) pour conquérir le cœur des Phéaciens.

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LE BANQUET ET LE RECIT

                                             

Quand la parole guérit

Guérit toujours, Odysseus

A partir du sentiment de la merveille et de l’effroi (19)

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Un autre soir, alors que l’aède Démodocos chantait l’épopée du cheval de Troie pendant un banquet, Ulysse « faiblissait : les larmes inondaient ses joues sous ses paupières. La femme pleure ainsi, jetée sur son époux , quand il tombe au-devant des murs..…elle le voit qui meurt…elle s’attache à lui, et se lamente…Tels, les pleurs de pitié tombaient des yeux d’Ulysse ». (20) Ulysse se laisse aller à sa tristesse et dans ce monde patriarcal, il semble que les pleurs soient l’apanage des femmes et constituent pour l’homme une faiblesse. Pourtant, la force consiste-t-elle à mettre ses sentiments de côté ou à se montrer capable de les assumer ? Ce sont les pleurs d’Ulysse qui susciteront la sollicitude d’Alkinoos : tout au long du banquet, il l’écoutera raconter son périple.

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Partageant ses aventures, Ulysse s’allège alors de leur poids, les humanise, transforme la sauvagerie en culture, en bagage pour l’humanité. C’est aussi ce que fait Homère en relatant l’Odyssée. Et c’est peut-être pourquoi il fait dire à d’Alkinoos : « … c’est l’ouvrage des dieux : s’ils ont filé la mort à tant de ces humains, c’est pour fournir des chants aux gens de l’avenir. » (21)

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Philippe Laurent Roland,
Homère jouant de la lyre, 1812.
Marbre. Paris, Musée du Louvre

M.L. von Franz souligne que l’homme harmonise son monde intérieur « lorsque, se penchant sérieusement sur les sentiments, les humeurs, les désirs, les images que lui inspirent l’anima, il leur donne une forme, par exemple littéraire, picturale, plastique, musicale, ou chorégraphique. » (22) 

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Les Phéaciens proposent de ramener Ulysse à Ithaque. Ils le couvrent de cadeaux comme il est d’usage et s’acquittent des offrandes aux « Bienheureux, maîtres des champs du ciel » (23) pour favoriser le retour d’Ulysse, soucieux qu’ils sont de maintenir en toute circonstance l’harmonie avec les hommes et les dieux.

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C’est de nuit qu’Ulysse est transporté à Ithaque par les Phéaciens et il s’endort comme prévu par les Phéaciens . C’est un sommeil bien différent de l’inconscience imprudente des autres épisodes de l’histoire, un répit qui lui est octroyé tandis qu’il s’en remet à la compétence et à la fiabilité des marins phéaciens. Ceux-ci ont remplacé ses anciens compagnons de route, représentants de ses propres failles : c’est qu’Ulysse a évolué, s’est défini dans une identité consciente et librement assumée. Il arrive au bout de son travail d’individualisation. Les Phéaciens le déposent endormi sur la grève près de « la sainte grotte obscure et charmante des Nymphes qu’on appelle Naïades » (24) -encore une caverne- , entassent tous ses cadeaux au pied d’un olivier -encore un arbre- et s’en retournent. Le caverne n’est plus, cette fois, l’abri d’un monstre dévorant comme le Cyclope, mais bien d’êtres féminins pleins de charme, émanation de son anima enfin aboutie. 

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Mais Poséidon ne l’entend pas de cette oreille. Il fait appel à Zeus et se plaint du manque de respect des dieux et des mortels pour les Immortels. Zeus reconnaît la légitimité de sa colère de Poséidon, mais comme chacun redoute la vindicte de son frère, ils trouvent un accord « diplomatique »  : Poséidon se vengera des Phéaciens, et non d’Ulysse, et transformera leur bateau en rocher à leur retour. Alkinoos et son peuple s’empressent de faire offrande à Poséidon pour « implorer sa pitié ».( 25) *

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* C’est la question de la tempérance qui est évoquée. Les anciens Grecs détestaient la démesure et Poséidon l’incarne ici bien plus que Zeus. En effet, Zeus et Poséidon exercent une loi vengeresse, qui sanctionne la destruction par la destruction. Mais tandis que Poséidon s’avère impulsif et  vengeur, Zeus se préoccupe d’équilibre et de mesure. Tout à la fois, il ménage la susceptibilité de son frère, le tient en respect et le tempère, ce qui apparaît dans le dialogue suivant, à propos des Phéaciens qui ont ramené Ulysse dans leur vaisseau:

Zeus : «  …que dis-tu ! les dieux te mépriser, toi, l’Ebranleur du sol à la force géante ! Je voudrais bien les voir ne pas te respecter, toi, leur aîné, leur chef ! Mais s’il est des mortels dont l’audace se croie de force à te braver, n’as-tu pas aujourd’hui et demain la vengeance ? Fais comme il te plaira pour assouvir ton cœur. »

Poséidon : « J’aurais depuis longtemps fait ce que tu dis là, dieu des sombres nuées ! Mais je crains ta colère et voudrais l’éviter ? Aujourd’hui quand je vois…les Phéaciens rentrer… je pense à disloquer leur solide vaisseau… et couvrir leur cité du grand mont qui l’encercle. « 

Zeus : « Cher, voici le parti que choisirait mon cœur. Quand les gens de la ville pourront voir leur vaisseau, j’en ferais un rocher tout proche de la rive en couvrant leur cité du grand mont qui l’encercle: que ce croiseur de pierre étonne les humains. » (26)

Connaissant bien son fougueux frère,  Zeus détourne habilement sa colère envers Ulysse au détriment de ses passeurs, tout en lui proposant une solution moins sauvage. Poséidon ne couvrira d’ailleurs pas la cité « du grand mont qui l’encercle ».

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