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ULYSSE - EPISODE 18

ARRIVEE A ITHAQUE

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Quand revient le jour pour un instant

La mémoire nous tremble…

Nous abandonnons-nous à d’éternels

Retours ? Quelle liberté est à réinventer ? (1)

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Le récit de la reconquête d’Ithaque revêt un tout autre style que le récit de l’errance d’Ulysse : il ressemble à un film d’action un peu haletant. Athéna y déploie sa stratégie. Elle l’orchestre pied à pied  comme une chorégraphe ; elle se tient dans les coulisses et au moment opportun, elle fait une apparition à l’un ou à l’autre, tantôt déguisée, tantôt lumineuse.

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Le récit de cette reconquête est aussi long que le récit du périple. Réparer, reconstruire, réitérer prend du temps ; c’est un travail  de longue haleine sans lequel le récit du périple resterait lettre morte. Ulysse va donc  reconquérir sa maison et sa famille : « Ulysse », écrit Italo Calvino, « ou Robin des bois, rois, fils de roi ou chevaliers déchus, en triomphant de leurs ennemis, restaureront une société d’hommes justes où sera reconnue leur véritable identité .» (2)

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Cette reconquête s’appuiera sur l’aide de ceux qui lui sont restés fidèles et ont gardé sa mémoire. Il sera reconnu successivement par son vieux chien en ville, par sa nourrice, par son fils, son porcher et son bouvier à qui il se dévoilera successivement. Ce sera ensuite le tour de Pénélope, la plus méfiante de tous, puis enfin celui de son père.

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Cette fois, ce n’est pas une reconnaissance fondée sur l’admiration suscitée par l’exploit éblouissant d’un héros. Ce n’est pas la reconnaissance posthume d’un héroïsme fugace et brillant comme celui d’Achille devant Troie. C’est une reconnaissance ancrée dans une mémoire commune : celle qui resurgit  de la profondeur des liens créés au fil des ans, de l’apprivoisement des identités et du partage des événements. Cette mémoire-là est l’antipode de « l’oubli du retour ». 

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Paradoxalement, lorsqu’il se réveille sur la grève à Ithaque, Ulysse ne reconnait pas son île, Athéna l’ayant couverte de brume « afin que de ces lieux, il ne reconnût rien et qu’il apprît tout d’elle : ni sa femme, ni son peuple, ni ses amis ne devaient le reconnaître, tant que , des prétendants, il n’aurait pas puni toutes les violences » (3) Athéna garde les commandes. Elle s’active à rétablir l’ordre dans l’île, dans un esprit de vengeance sans pitié et sans négociation.

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Elle accoste Ulysse sous la forme d’un jeune adolescent et sourit de l’histoire invraisemblable que, ne la reconnaissant pas, il lui raconte pour camoufler sa véritable identité. Puis elle se dévoile : «quel fourbe », dit-elle, « … quand ce serait un dieu, qui pourrait te surpasser en ruses de tous genres ?...Trêve de ces histoires ! Nous sommes deux au jeu: si, de tous les mortels, je te sais le plus fort en  calculs et discours, c’est l’esprit et les tours de Pallas Athéna que vantent tous les dieux… Tu n’as pas reconnu cette fille de Zeus, celle qu’à tes côtés, en toutes tes épreuves, tu retrouvas toujours, veillant à ta défense, celle qui te gagna le cœur des Phéaciens.» (4) Athéna se profile comme une âme-sœur. E. Neumann commente : « la déesse Athéna n’est pas née d’une femme…, mais de la tête de Zeus; sa nature est donc profondément étrangère à l’élément féminin chtonien,…propre à toute femme née d’une mère. Cet aspect du féminin est lié chez Athéna à ce qui, dans le domaine psychique, équivaut à la sœur et à ce qui se rapporte à la sœur anima. » (5)

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Toujours aux côtés d’Ulysse, Athéna représente son féminin : « divin», c’est-à-dire accompli, autonome, sage … mais guerrier. Née de la tête de Zeus, elle symbolise la sagesse masculine et est souvent représentée par la chouette, associée à la clairvoyance, à la connaissance et à la conscience. « A l’axe masculin correspond le lien entre l’esprit, le moi, la conscience et la volonté», écrit E. Neumann. (6)

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Athéna explique aussi à Ulysse pourquoi elle a été peu présente pendant son périple : « je n’ai jamais voulu combattre Poséidon, le frère de mon père : il avait contre toi, qui aveuglas son fils, tant de rancune au cœur… » (7) Elle disperse ensuite la brume et aide Ulysse à cacher son butin dans la grotte des Néréides. Elle lui promet une assistance permanente dans son plan de vengeance, le rassure sur le sort de son fils dont elle s’occupe et le transforme  en vieux mendiant pour le rendre méconnaissable et éviter qu’il se fasse tuer par les prétendants.

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Athéna poursuit : «  Et maintenant encor, si tu me vois ici, c’est que je veux tramer avec toi tes projets et cacher tes richesses…Il faudra tout subir, sans jamais confier à quiconque, homme ou femme, que c’est toi qui reviens après tant d’aventures ; sans mot dire, il faudra pâtir de bien des maux et te prêter à tout, même à la violence! » (8

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Le vieux mendiant, c’est la position basse qu’Ulysse devra accepter afin de reconquérir progressivement sa place de roi et de chef de famille. « Celui qui va vers lui-même descend », écrit C.G. Jung, « ….se voit contraint d’accepter des formes misérables et ridicules…C’est l’acceptation du plus petit en nous ».  Le vieux mendiant est aussi une image de l’archétype du senex, dont le versant positif correspond à l’image du vieux sage qu’il pourra devenir en continuant sa maturation.

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Dans le monde homérique, par ailleurs, la figure du mendiant est ambigüe. Il est considéré comme un rebut de l’humanité, un parasite capable de mensonges divers pour obtenir sa pitance, mais il pourrait bien aussi être quelqu’un d’autre sous son apparence misérable : peut-être un espion, un envoyé d’un dieu, ou un dieu lui-même. Il s’agit de bien l’observer pour discerner sa véritable identité. « Avec le mendiant », écrit E. Helmer, « le vrai ne semble donc pouvoir surgir que sur fond d’un écart ou d’un recouvrement préalable, que depuis l’ambiguïté interne de ce personnage, que cette ambiguïté soit ou non le fruit d’une tromperie intentionnelle ou d’une ruse. » (9)

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Ulysse se rend, sur les ordres d’Athéna, chez  son porcher Eumée qui est resté fidèle à sa famille. Celui-ci est contraint de livrer chaque jour un porc pour le banquet des prétendants, si bien qu’il n’en reste que 360, équivalent approximatif du nombre de jours de l’année et allusion probable à l’épisode de l’île du Soleil : le troupeau d’Ulysse subit la même prédation ou le même détournement que le troupeau de vaches sacrées du Soleil. Chez Circé, il a aussi été question de porcs : c’est la forme à laquelle la magicienne avait réduit les compagnons d’Ulysse.

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Eumée accueille Ulysse selon les règles de l’hospitalité avec cette phrase : « …étrangers, mendiants, tous nous viennent de Zeus ; ne dit-on pas : petite aumône, grande joie ? »(10) Ulysse évite de se faire reconnaître et racontant une nouvelle histoire miséreuse de son invention pour justifier sa présence sur l’île mais annonce l’arrivée prochaine d’Ulysse. Il est toujours l’« homme aux mille ruses» mais Eumée n’ose croire à ce retour et réfute la seule vérité qu’Ulysse lui raconte. Une relation se tisse pourtant entre les deux hommes, comme en témoigne cet épisode de confidences mutuelles plein d’humanité : « voici », dit Eumée, « les nuits sans fin qui laissent du loisir pour le sommeil et le plaisir des histoires…Dans la loge, nous deux, buvons et banquetons ! et pour nous divertir, échangeons maux et peines ! A distance, les maux divertissent leur homme quand on a tant souffert et si loin voyagé… Ecoute, toi qui veux savoir et m’interroges.» (11) Comme chez les Phéaciens, Homère met l’accent sur les bienfaits du récit et de la parole partagée. L’Iliade et l’Odyssée sont eux-mêmes des récits qui ressassent la condition humaine. L’échange des « maux et peines» en use la souffrance, les rendant supportables, peut-être héroïques…

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Entretemps, Athéna s’active : elle rappelle Télémaque qui séjourne encore chez Ménélas, l’aide à déjouer le piège des prétendants qui veulent le tuer avant qu’il ne mette le pied à Ithaque et lui enjoint d’aller passer la nuit chez le porcher. Ménélas le laisse partir avec ces mots : « …j’aime avant tout la règle et trouve aussi mauvais de renvoyer un hôte , quand il veut demeurer, que de le retenir quand il veut s’échapper… » (12) Ménélas et Hélène le comblent de cadeaux pour rentrer chez lui. Dans la société bien organisée régie par Ménélas, la règle de l’hospitalité est de rigueur, mais aussi celle de la liberté. Ulysse et Télémaque partagent cette même expérience, l’un chez les Phéaciens, l’autre chez les Spartiates, comme si leurs cheminements respectifs se rejoignaient dans la construction de relations garantie par des règles.

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C’est donc chez Eumée qu’Ulysse retrouve Télémaque qui, sans l’avoir encore identifié,  lui explique son désarroi devant « l’armée d’ennemis » (13) qui a envahi son manoir. Ils « courtisent ma mère », dit-il, «et pillent ma maison.» Athéna apparaît à Ulysse « sous les traits d’une grande et belle femme, artiste en beaux ouvrages. » (14) Télémaque ne la voit pas. Homère écrit à ce propos cette phrase sibylline : « tous les yeux ne voient pas apparaître les dieux. » (15) Les dieux, ou le divin en soi, ou le sacré : à méditer par ceux à qui cette vision-là importe…

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Athéna encourage Ulysse à se faire reconnaître de son fils et lui rend son apparence de jeunesse. Elle l’enjoint de préparer la mort des prétendants : « vous m’aurez avec vous ; je serai là, tout près, ne rêvant que bataille. » (16) Athéna apparait ici dans tout son paradoxe : femme à la fois lumineuse et guerrière impénitente, incitant Ulysse à la vengeance. Télémaque est au bonheur de revoir son père mais s’inquiète de savoir comment ils pourront à deux venir à bout d’une troupe de cinquante-deux seigneurs. Il a suffisamment souffert pour ne plus se bercer d’illusions et exprime une pointe de scepticisme à propos des prestigieux alliés de son père, Zeus et Athéna : « pour de bons alliés, ceux que tu dis le sont, bien qu’ils trônent un peu trop haut dans les nuées ! Il est vrai qu’ils disposent des mortels et des dieux. » (17) C’est là un clin d’oeil « terre à terre » qu’Homère glisse dans le climat dramatique du récit. 

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Entretemps, le porcher et un héraut ont annoncé au manoir le retour de Télémaque, ce qui consterne les prétendants. Craignant que Télémaque, « homme de sens, de conseil et d’adresse » (18) ne les dénoncent à l’agora, ils projettent de le faire disparaître mais Pénélope intervient et montre qu’elle a connaissance de leur complot.

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Télémaque va trouver sa mère pour la rassurer et lui demande « de faire à tous les dieux le vœu d’une hécatombe, si Zeus prend quelque jour le soin de [les] venger» (19), puis il se rend à l’agora pour prendre place auprès des amis d’enfance d’Ulysse, dont Mentor. La tension est de plus en plus palpable.

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Eumée et Ulysse approchent du manoir et le chien qu’Ulysse avait dressé avant de partir pour Troie le reconnaît, lève la tête, dresse les oreilles, mais il est trop vieux pour pouvoir quitter le tas de fumier sur lequel il est étendu. Ulysse essuie discrètement une larme  et vérifie prudemment auprès d’Eumée s’il s’agit bien de son chien Argos. Eumée le lui confirme. « Mais Argos n’était plus ; les ombres de la mort avaient couvert ses yeux qui venaient de revoir Ulysse après vingt ans. » (20) L’épisode est fugitif et profondément touchant : le vieux chien meurt juste après avoir enfin revu son maître, comme s’il l’avait fidèlement attendu avant de s’éteindre. L’émotion saisit Ulysse dans un épisode qui convoque aussi bien la mémoire et la fidélité que la mort. Quel est le sens de cette confrontation à la mort pour Ulysse, tout au début de sa reconquête d’Ithaque ? Est-ce de lui rappeler son état de mortel, à lui qui a refusé le cadeau de l’immortalité ? 

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Symboliquement, « la première fonction mythique du chien, universellement attestée, est celle de psychopompe, guide de l’homme dans la nuit de la mort, après avoir été son compagnon dans le jour de la vie. » (21)

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Athéna continue à s’activer. Elle pousse Ulysse à la colère et à la vengeance : «les prétendants faisaient vacarme en la grande salle : Athéna vint alors dire au fils de Laërte de mendier les croûtes auprès des prétendants, pour connaître les gens de cœur et les impies ; mais aucun ne devait échapper à la mort. » (22)  « Pallas Athéna ne mettait fin ni trêve aux cuisantes insultes des fougueux prétendants ; la déesse voulait que le fils de Laërte, Ulysse, fût mordu plus avant jusqu’au cœur. » (23)

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