top of page

ULYSSE - EPISODE 21

Le féminin dans l'Odyssée.

​

Inventaire des images féminines rencontrées.

​

Dans l’Iliade déjà, Ulysse se distingue quelque peu des « brutes guerrières » que sont ses compatriotes par ses talents de conciliateur, d’intercesseur et de stratège. C’est lui qui invente la ruse du cheval de Troie qui permet aux Grecs d’emporter la victoire. Pourtant, le héros qui rentre de la guerre est toujours un guerrier prédateur et esclavagiste. Il est toujours le représentant d’un patriarcat intransigeant. C’est son errance qui l’obligera à intégrer, de manière souvent douloureuse, les diverses parties de son identité, et notamment son aspect féminin. Les rencontres d’Ulysse avec des personnages féminins ou leurs représentants évoluent au cours du récit : elles sont d’abord terrorisantes et dangereuses, puis de plus en plus personnelles et civilisées. Elles peuvent se schématiser comme suit : 

 

  1. Les rencontres avec les représentants symboliques de l’archétype de la grande mère toute-puissante :

- les forces naturelles destructrices représentées par le vent (géré par Eole), Charibde et la mer inquiétante

- les sociétés archaïques débilitantes et dévorantes représentées par les Lotophages, le Cyclope et les Lestrygons

  2. Les rencontres avec des personnages féminins dangereux ou ambigus comme Circé, les Sirènes et Calypso associées à la

       séduction, la dépendance, la captivité et la mort.

​

  3. Les rencontres avec des personnages féminins salvateurs ou fidèles comme Leucothée, Nausicaa, Arété, Pénélope et

      Athéna représentant l’accueil, l’intelligence sociale, la sagesse, la générosité, l’altruisme, la fidélité, la justice et la loyauté.

 

Au fur et à mesure de ces rencontres, Ulysse élabore sa part féminine, la laisse évoluer vers des formes de plus en plus abouties qui viennent enrichir sa personnalité et lui permettent d’aborder à Ithaque transformé, accompli. Près de trente siècles plus tard, le poète Louis Aragon (16) fait écho au propos d’Homère lorsqu’il écrit :

​

 L’avenir de l’homme est la femme

 Elle est la couleur de son âme

 Et sans elle…

Sa vie appartient aux ravages

Et sa propre main le détruit

 

Le personnage féminin omniprésent de l’Odyssée est Athéna, même si son lien familial avec Poséidon l’amène à rester pour un temps en marge du périple d’Ulysse. C’est probablement son profil qui illustre le mieux la part féminine d’Ulysse, avec ses paradoxes, ses infinies ressources et sa sagesse de médiatrice et de stratège.

ULYSSE - EPISODE 22

LA SAGESSE D'ATHENA

​

Athéna est clairvoyante : son regard « étincelle ». Elle prévoit, prévient, pourvoit sans hésiter. Ses décisions vont de soi. Elle est, semble-t-il, partout à la fois, sous diverses formes, et surtout là où il faut qu’une situation évolue. Elle reste le plus souvent à l’arrière-plan mais elle met la main à la pâte s’il le faut, faisant largement usage de ses talents techniques dans plusieurs domaines :  la navigation,  la charpente, le maniement des armes.

​

Elle veille au grain aussi, notamment quand il s’agit de cacher les richesses qu’Ulysse a reçues des Phéaciens pour ne rien en perdre.

​

Elle se montre active, combattive, stratège. Elle dispose ses pions sur l’échiquier, n’hésitant pas à en malmener l’un ou l’autre pour servir son projet : c’est ainsi qu’elle laisse maltraiter Ulysse par les prétendants pour lui mettre la rage au cœur.

​

Elle est bonne organisatrice, donne à chaque chose sa juste orientation et à chacun le juste conseil. Ce n’est pas un travail de normalisation mais d’ajustement. En cela, elle est bien la déesse de la sagesse.

​

Elle soutient la volonté de ceux qui veulent sortir de l’impasse et les oriente vers les réseaux fiables ou solidaires qu’il leur est possible de réactiver. Son mode d’intervention correspond à ce propos d’Elie Humbert : « Il ne s’agit pas de combattre pour ou contre, mais de maintenir les liens pendant une mise en morceaux. » (1) 

​

L’épanchement  sentimental n’est pas son fait : elle lui préfère l’efficacité. Pour soulager Pénélope de son chagrin, elle se borne à lui envoyer une messagère et à  lui faciliter le sommeil.

​

Athéna est une déesse vierge, indépendante. Avec sa sœur Artémis, elle fait exception au modèle féminin d’une société patriarcale. Elle n’a ni mari, ni enfant, si ce n’est un enfant hybride, mi enfant, mi serpent, issu d’une tentative de viol du dieu forgeron Héphaïstos, et dont elle fera prendre soin, endossant une responsabilité dont beaucoup trouveraient légitime de se défaire. Comme la chaleur humaine et l’accueil maternel ne font pas partie de ses prérogatives, elle fait élever l’enfant par une autre femme. Lorsqu’elle fait preuve d’empathie, c’est plutôt pour soutenir l’aboutissement de son projet.

​

Mais Athéna est celle qui est toujours là, à proximité, efficiente ou de bon conseil. Elle est  l’âme sœur, celle qui se reconnaît en souriant dans la personnalité d’Ulysse lorsqu’il raconte une fois encore une histoire inventée de toutes pièces : « trêve de ces histoires ! », lui dit-elle, « nous sommes deux au jeu : si, de tous les mortels, je te sais le plus fort en calculs et discours, c’est l’esprit et les tours de Pallas Athéna que vantent tous les dieux… » (2)

​

Elle est l’âme sœur et l’affirme elle-même lorsqu’elle dit à Ulysse : « tu n’as pas reconnu cette fille de Zeus, celle qu’à tes côtés, en toutes les épreuves, tu retrouvas toujours, veillant à ta défense, celle qui te gagna le cœur des Phéaciens! Et maintenant encor, si tu me vois ici, c’est que je veux tramer avec toi tes projets… » (3)

​

 Athéna est aussi le mentor intérieur : « Quand nous prenons conseil de nous-mêmes, cet acte en lui-même est déjà athénéen … », écrit J. Hillman (4)

​

Elle est du côté de la justice, celle d’une époque où la vengeance est considérée comme inévitable, conséquence juste et inéluctable de la faute. En cela, elle est impitoyable et les scènes du meurtre des prétendants et de la pendaison des servantes font frémir. Pourtant, elle déteste Arès, dieu de la guerre, qui représente la force brute et l’agressivité guerrière. « …ce furieux, le Mal incarné », dit-elle, « ce dieu détesté des hommes et des dieux parce qu’il déchaîne la guerre hideuse… »(5) Face à lui, elle représente la stratégie, la ruse, l’habileté technique et la magie. Lorsqu’elle se trouve confrontée à la force pure, à l’énergie sauvage, elle tente de l’orienter à des fins utiles, de la canaliser, de la transformer en œuvre technique ou humaine.  C’est ainsi qu’elle se tient à la limite de la zone d’influence de Poséidon. Elle ménage son caractère susceptible mais canalise l’énergie ombrageuse dont il est la source: elle invente  les techniques de navigation pour affronter les dangers de la mer, de même que le mors qui permet de dompter l’énergie du cheval. 

​

Elle oeuvre donc à la transformation civilisatrice : elle allie les lois qui tranchent et les liens qui se tissent pour donner un cadre à l’énergie jaillissante, ni bonne ni mauvaise, celle qui est là comme condition et source de vie. Sa sagesse se fait quête d’harmonie.

​

Dans l’Odyssée, Athéna se trouve bien à la charnière d’un changement de paradigme. Elle qui combinait la stratégie guerrière et  l’ingéniosité civilisatrice s’est mise à œuvrer pour soutenir non pas les qualités guerrières d’un héros, mais son accomplissement d’être humain. Son inventivité n’est plus au service de la technique et de la guerre : elle s’emploie à réguler les relations humaines et à fonder une société idéale où chacun occupe une juste place.  

​

Athéna incarne des qualités féminines de protection et de contenance. Elle maintient les réseaux de relations ou les retisse. Elle soutient et facilite le projet de chacun, elle se fait compagne de route. Mais elle est tout au plus empathique car le sentiment, la passion, la séduction, le maternage ne font pas partie de son personnage. Elle est inébranlable, garde la tête froide, œuvre à l’arrière-plan : elle préfère l’avancement de ses affaires aux effusions sentimentales. Elle endosse le projet de son père Zeus qui est avant tout de maintenir l’ordre face au chaos. C’est une femme de raison, une stratège de l’harmonie.

Jusqu’à la fin du récit, pourtant, elle conserve sa nature guerrière, maniant à nouveau la terreur pour  mettre fin au conflit qui oppose Ulysse aux familles des prétendants assassinés. Athéna « tient ensemble » la guerre et la paix, la sauvagerie et la civilisation, le féminin et le masculin, la mise en ordre et le chaos inévitable. C’est probablement le registre du sentiment qui lui manque pour contrebalancer le côté impitoyable de sa nature guerrière, pour passer d’une justice implacable à une éthique garante de vie.

 

Le sentiment, c’est Ulysse qui en est le théâtre. Il a peur : peur de partir à la guerre, de descendre aux enfers, de se faire dévorer. Il se montre solidaire et bon partenaire à la guerre; il éprouve la nostalgie de son pays et de sa famille ; il est séduit, curieux, effronté ; il s’émeut, gémit, se plaint, pleure, bouillonne… Le sentiment est-il le propre de l’homme et non des dieux ? « …le dieu personnifie l’inconscient collectif non encore intégré en essence humaine… » (6), écrivait C.G. Jung. Ulysse est cet homme qui incarne, qui actualise l’idée ou l’idéal que représente la divinité, qui lui donne sa dimension humaine. 

bottom of page