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ULYSSE - EPISODE 6

LES LESTRYGONS

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Après six jours et six nuits de navigation, Ulysse et ses compagnons accostent dans une

ontrée qui pourrait bien ressembler à un pays nordique : « les chemins du jour côtoient

ceux de la nuit », ce qui évoque le soleil de minuit,  et le port où ils accostent pourrait bien

ressembler à un fjord : « « une double falaise, à pic et sans coupure, se dresse tout autour

(du port), et deux caps allongés, qui se font vis-à-vis au-devant de l’entrée, en étranglent la

bouche. » (1)

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L’endroit est habité par une société qui semble organisée : les compagnons d’Ulysse y

distinguent une « agora », place publique et lieu de discussion civique et démocratique

en Grèce ancienne. Mais les Lestrygons sont des mangeurs de poisson.

Dans le monde homérique, manger du poisson n’est pas bon signe : c’est plutôt vulgaire. 

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Contrairement aux Lotophages dont les individus ne sont pas différenciés et aux Cyclopes qui vivent sans structure sociale,  les Lestrygons font couple et famille. C’est  une femme, la fille du roi, que les compagnons d’Ulysse rencontrent en premier lieu. Elle puise de l’eau à la Fontaine de l’Ours. Image bucolique qui pourrait enchanter mais à y regarder de plus près, la symbolique de l’ours est alarmante : «  Etant donné sa force, C.G. Jung le considère comme le symbole de l’aspect dangereux de l’inconscient…Il fait partie des symboles de l’inconscient chtonien… Force primitive, il a été traditionnellement l’emblème de la cruauté, de la sauvagerie, de la brutalité…Il symboliserait en somme les forces  élémentaires susceptibles d’évolution progressive, mais capables aussi de redoutables régressions. » (2)

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Quant à la fontaine, « par ses eaux toujours changeantes, elle symbolise un perpétuel rajeunissement ». (3)

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Si les Lestrygons se régénèrent par  la cruauté et  la violence, leur société a beau être organisée et démocratique, elle n’en sera pas moins redoutable. D’autre part,  ils sont géants.

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 Les géants « symbolisent la prédominance des forces issues de la terre par leur gigantisme matériel et leur indigence spirituelle… » Ils sont une « image de la démesure, au profit des instincts corporels et brutaux. » (4)

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 D’autre part, ils font paître leurs troupeaux de jour comme de nuit, pratiquant un système de travail  qui augmente la productivité. Ils sont décidément dans la  démesure, contrairement à l’idéal de l’homme grec antique qui est de trouver sa juste place dans le cosmos avec lequel il s’harmonise. 

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 Enfin, en grec, le mot « lestrygon » se rattache à la racine du mot « dévorer » et le nom de leur roi, « Antiphatès », signifie « assassin.» (5) Tout est donc bien inquiétant dans cette île et en effet, les Lestrygons dévorent un compagnon d’Ulysse en guise d’accueil, puis ils s’en prennent à sa flotte et embrochent les marins comme des poissons sur un harpon. « Le danger mortel que représente l’inconscient, son caractère corrupteur, avaleur et castrateur, s’oppose au héros sous forme de monstres, d’animaux, de géants… », écrit E. Neumann. (6) Ici, c’est le chaos d’une société  avide, agressive et hyperactive, le chaos d’une société apparemment organisée et démocratique qui, faute d’avoir développé son éthique, a raté son humanisation.

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 Après le danger d’engloutissement par la force aveugle et non civilisée du Cyclope, Ulysse doit échapper cette fois à l’avidité des Lestrygons. C’est à nouveau la terreur de la dévoration. Le récit donne donc l’impression d’un doublet. Peut-être cela signifie-t-il que, comme dans beaucoup de contes de fée, il faille s’y reprendre à plusieurs fois pour atteindre le but de sa quête.

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Mais, écrit P.L. Van Berg, « Cyclopes et Lestrygons se complètent, comme « ceux-de-l’œil » et « ceux-du-bras », incarnant respectivement deux aspects de la violence.» (7) « L’œil et le bras, ou le regard et la force physique, sont deux moyens complémentaires par lesquels peut s’exercer la violence, principalement guerrière….Ce jeu de relations doit appartenir à l’héritage proto-indo-européen. » (8)

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Les Lestrygons vivent dans une société plus organisée que les Cyclopes. Le féminin y est présent, mais d’une démesure effrayante : «… ils y trouvent une femme, aussi haute qu’un mont, dont la vue les atterre » (9)

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Cette image féminine est celle de l’ogresse, image de mère primitive dévorante qui appartient au monde psychique archaïque de l’être humain. L’enjeu du monde psychique archaïque est la survie; sa terreur est la mort. 

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C’est à cette image féminine de la mère terrible qu’Ulysse doit se confronter et elle reviendra sur son parcours, notamment sous forme de mer déchaînée ou dans les figures de Charybde et Scylla.

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Les Cyclopes, Eole et les Lestrygons sont reliés au monde marin et à Poséidon, ce dieu aux réactions incertaines, dont la puissance d’« ébranleur de la terre », reste toujours prête à se déchaîner. Une fois dépassés la déroute du cap Malée et l’oubli du retour chez les Lotophages, le périple passera par le monde de la mer où règne, dans l’Odyssée, la logique de la vengeance et de la destruction. Ulysse abordera plus tard le monde des Enfers où règnent Hadès et Perséphone, puis le monde terrien sur lequel règne Zeus. Ce sont là les territoires que se sont partagés les dieux frères après avoir éliminé leur père Chronos, le mangeur d’enfants.

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Les Lestrygons ont fait subir à Ulysse de lourdes pertes car il ne lui reste qu’un navire. C’est le prix de la confrontation avec l’inconscient archaïque dont nul ne sort  indemne. Ulysse a échappé au danger de néantisation chez les Lotophages, puis d’avalement, c’est-à-dire de fusion et de régression chez le Cyclope comme chez les Lestrygons .

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