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ULYSSE - EPISODE 5

EOLE

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Il n’est conscience du vent

Sans vision de la poussière…

Que vaut l’air sans la branche qu’il effleure (1)

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La troisième étape mène Ulysse chez Eole, le gardien des vents.

 « Chez les Grecs, les vents étaient des divinités inquiètes et turbulentes, contenues dans les profondes cavernes des iles Eoliennes. .. Ils distinguaient  les Vents du Nord (Aquilon, Borée)  ; du Sud (Auster) ; du matin et de l’Est (Eurus) ; du soir et de l’Ouest (Zéphir).» Le vent est une force élémentaire, « symbole de vanité, d’instabilité, d’inconstance. » Mais il est aussi « synonyme de souffle et, en conséquence, de l’Esprit, de l’influx spirituel d’origine céleste. » (2) (*)

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Eole habite une île flottante, sans ancrage à la terre, mais « toute entière enclose d’un mur de bronze, infrangible muraille » (4) où se dresse « ..une roche polie en pointe vers le ciel ». (5) L’île d’Eole pourrait être une île volcanique. 

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Si dans leur dimension symbolique, « les îles évoquent des portions détachées de la conscience animée par les profondeurs aqueuses du psychisme… » (6) et que « les montagnes évoquent les poussées et les glissements de profondes forces tectoniques … qui nous orientent hors du néant, l’écoulement de lave qui remodèle nos paysages » (7), alors, l’île d’Eole évoque probablement ce temps du début de la formation de la conscience, parcellaire et incertaine. L’île d’Eole est « flottante » entre les forces terriennes qui la constituent, l’eau qui la fait dériver et les vents qui la balaient, trois éléments qui symbolisent des forces psychiques inconscientes et peu différenciées.

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Eole vit  dans  l’isolement  d’une famille incestueuse : en effet,  Eole a donné ses six filles chastes en mariage à ses six fils et tous passent leur temps à « banqueter ». La famille d’Eole est retirée de la société dont elle se protège par un mur de bronze, témoin de maîtrise technique et d’une forme de civilisation. Le mur symbolise« la séparation, la frontière, la propriété. Le mur, c’est la communication coupée, avec sa double incidence psychologique : sécurité, étouffement ; défense, mais prison.» (8)

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Ce mur n’est pas un relief naturel mais une protection fabriquée, un interface défensif qui empêche les échanges avec le monde extérieur, éprouvé comme menaçant lorsque manque l’ancrage en soi-même.

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La famille d’Eole ne s’ouvre pas au monde extérieur, ni aux relations humaines, ce qui oblige ses membres à « s’arrimer » pathologiquement les uns aux autres, dans un groupe familial fusionnel qui pratique l’inceste. « L’île peut exprimer » aussi «  l’insularité comme une aliénation, l’égocentrisme ou l’inaccessibilité mais également comme un état d’introversion, un retrait salutaire… » (9) C’est une forme d’aliénation et d’inaccessibilité qu’a choisi Eole pour pallier à son manque d’ancrage et de conscience, miroir, évidemment, de celui d’Ulysse.

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Eole et ses enfants passent leurs journées à table et leurs nuits en couples, restant vrillés à leurs besoins primaires : leur vie semble facile, simpliste, joyeuse, mais stérile. L’inceste menant à la dégénérescence, cette famille ne pourra pas assurer de postérité.

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Pourquoi, malgré son manque d’ancrage, sa désocialisation et sa vie familiale particulière, la vie d’Eole ne mène-t-elle pas tout de suite à la catastrophe ? C’est qu’il est fidèle et loyal aux dieux qui lui ont confié la garde des vents. Autrement dit, il a le sens du sacré ; sa consistance est d’ordre spirituel. Mais  il évolue seulement dans la verticalité, comme suspendu à un fil  au-dessus de l’eau, sans avoir intégré la dimension horizontale qui est celle de la matérialité et de la socialité. Eole n’est pas un sauvage sans foi ni loi, mais il semble s’être coupé du monde. Sa vie est cloisonnée par sa  fidélité aux lois de ses dieux, dans une harmonie protectrice avec eux. En cela, son isolement  correspond à l’autre aspect du symbolisme de l’île : « …état d’introversion, retrait salutaire, capacité de faire face seul. » (10)

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Quant aux lois fondamentales des sociétés humaines, celles qui conditionnent leur pérennité, ce sont l’interdit du meurtre et celui de l’inceste. Autrement dit, l’interdit de porter préjudice à l’autre et à soi-même et l’interdit d’abuser de l’autre et de soi-même. Des lois des hommes, Eole semble avoir intégré l’interdit du meurtre, mais il  ignore l’interdit de l’inceste.

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Il accueille Ulysse avec hospitalité et serviabilité. Pour faciliter son retour, il lui donne une  outre dans laquelle il a enfermé les vents contraires, et, raconte Ulysse, «il s’en vient l’attacher au creux de mon navire ;  puis il me fait souffler l’haleine d’un zéphyr (vent d’ouest), qui doit, gens et vaisseaux, nous porter au logis. » (11) Ulysse et ses compagnons voguent neuf jours et neuf nuits pendant lesquels Ulysse tient la barre seul, voulant garder la maîtrise de la navigation pour s’assurer de rentrer au pays. Mais le dixième jour, alors que l’île d’Ithaque est en vue, sa vigilance faiblit et il s’endort. Autrement dit, il retombe dans l’inconscience. La stratégie du retour est l’œuvre d’Eole et non la sienne propre. Lui-même n’a pas encore l’autonomie nécessaire pour faire aboutir son projet de retour et c’est l’échec. 

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Croyant découvrir dans l’outre d’Eole quelque trésor à s’approprier, les compagnons d’Ulysse l’ouvrent et les vents déchaînés s’en échappent. Ce n’est pas un trésor qu’ils ouvrent, mais une boite de Pandore! Réveillé en sursaut, Ulysse a le choix : sauter du bateau pour rejoindre Ithaque à la nage et risquer de mourir noyé, ou subir ce revers et rester vivant. Il reste à bord, évitant cette fois de se comporter en « tête brûlée ».

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 Le bateau, , devenu la proie des vents, est à nouveau emporté vers l’île d’Eole. Symboliquement,« nous projetons sur le vent le facteur imprévisible qui nous anime et nous porte ; tantôt il dirige notre course, tantôt il nous force à en changer.» (12)  

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Pour Ulysse, en effet, le vent qui devait faciliter sa navigation devient facteur de désorientation et de dispersion parce qu’il n’est pas abordé avec une conscience vigilante. « C’est cette nature animée du vent et l’éventail de son tempérament qui lui vaut une correspondance ancestrale avec une force autonome et sauvage au sein du psychisme… » (13)  Les énergies inconscientes laissées dans l’ombre échappent à la lucidité consciente, désorientent, dispersent.

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Ulysse est encore inconsistant comme le vent, trop peu conscient, trop peu déterminé pour arriver au terme de sa quête.

Et E. Humbert d’écrire « …à perdre les identifications qui tenaient lieu d’être, on perd aussi ce qui tenait lieu de sens et d’orientation. » (14)

Jusqu’à présent, Ulysse avait pu se « tirer d’affaire » par la ruse, l’esquive ou la conciliation. Ses ruses lui ont permis d’échapper à la mort, mais cette seule stratégie ne suffit à constituer une identité bien différenciée. La survie n’est pas la vie.

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Abordant à nouveau dans l’île d’Eole, Ulysse lui demande de l’aide mais cette fois, il s’entend dire : « décampe de mon île, ô le rebut des êtres ! car je n’ai plus le droit de t’accorder mes soins, ni de te reconduire : un homme que les dieux fortunés ont en haine! » (15) Eole reste fidèle aux dieux qui lui ont confié la garde des vents : c’est sa seule attache et la loi des dieux prime donc pour lui sur les lois humaines d’hospitalité et de solidarité. 

 

 Ulysse, errant sans trouver son but, et Eole, dérivant sans autre ancrage que son lien à ses dieux, représentent  deux facettes d’une même difficulté : celle d’habiter la dimension horizontale, celle de la réalité terrestre, des relations humaines et de leurs lois. Eole est assigné par les dieux à un rôle strict de gardien, rôle qu’il endosse avec justesse, mais sa vie familiale conduit à la dégénérescence, et l’enceinte de bronze autour de son île en dit long sur son manque de liberté comme être humain. Quant à Ulysse, débusqué de son personnage de « fils à papa » et de héros guerrier, il « dérive », au sens propre et au sens figuré, à la recherche son pays d’origine, de sa vraie personnalité, quête qui restera vaine tant qu’il n’aura pas assumé de manière lucide sa condition humaine et sa singularité. L’identité se construit dans la rencontre avec l’autre, l’autre dans le monde extérieur et l’inconnu au-dedans de soi : Eole s’en abrite derrière son mur, Ulysse s’y risque, à tâtons.

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(*) Eole est le fils d’Hyppotes, le cavalier, ce qui indique peut-être un lien avec Poséidon puisque, d’après C. Kerenyi, c’est Poséidon qui créa le premier cheval. (3)

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