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ULYSSE - EPISODE 20

Les trois clés de lecture : réflexions

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L’identité humaine entre destin et liberté, entre barbarie et civilisation.

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L’identité humaine.

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Réagencé dans son ordre chronologique,  le récit du voyage d’Ulysse dans des contrées étranges se compose de quatre séries de trois escales. Les trois premières séries se terminent par une escale dans un endroit régi par les dieux : l’île d’Eole, «cher aux dieux et gardien des vents », l’Hadès, royaume du dieu des enfers, et enfin l’île du Soleil, dieu gardien des rythmes cosmiques. La structure de ce récit pourrait être comparée à la structure quaternaire d’un labyrinthe qui propose un parcours tortueux dans ses quatre parties avant d’arriver au centre. Les dédales et les labyrinthes sont très présents dans la mythologie grecque. 

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Symboliquement, « le labyrinthe renvoie aux sinuosités de l’existence, à leur déroulement toujours fatidique…le même chemin, ardu et long, ne cesse de revenir sur lui-même en se dédoublant, mais il mène aussi, par ces voies détournées, à un centre aussi mystérieux qu’invisible…Ainsi le labyrinthe associe-t-il simultanément la confusion et la clarté, le foisonnement et l’unité, l’emprisonnement et la libération, le chaos et l’ordre… »(1) Il s’agit de « …chercher sa voie à tâtons…afin d’atteindre à une meilleure compréhension de soi et du monde, … à une expansion de la personnalité. » (2)

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La structure « labyrinthique » du récit illustre combien l’accomplissement de soi-même est une entreprise difficile, qui ne progresse pas de manière linéaire mais bien plus à tâtons entre essais et erreurs.

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Ulysse affronte à chaque escale le risque de se perdre lui-même avant d’aborder chez les Phéaciens, société organisée de manière idéale qui vit en harmonie avec les dieux. Chaque étape revisite à des niveaux différents les écueils de la construction de l’identité personnelle et sociale.

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 Ce sont successivement dans le récit :

  • la personnalité fabriquée de toutes pièces, c’est-à-dire une identité apparemment adaptée mais non personnelle. Avant la guerre de Troie, Ulysse est un « fils à papa », qui semble avoir  reçu de ses parents et de la société une identité enviable mais « prête à porter ». A son retour de Troie, son image de guerrier vainqueur est taillée en pièces par la riposte des Cicones.

  • la désorientation ou la perte des repères identitaires habituels, qui comportent un risque d’effondrement personnel mais ouvrent aussi la porte à un renouvellement identitaire. Au cap Malée, Ulysse est dévié de sa trajectoire, poussé dans  une errance qui l’obligera à se forger une personnalité. Il est aussi dévié par les vents qui s’échappent de l’outre dont Eole lui a fait don.

  • le sommeil et l’oubli, c’est-à-dire l’inconscience, le manque de conscience ou encore la fragilité d’une conscience de soi lucide: c’est l’échec de la constitution de son identité. Chez les Lotophages, les compagnons d’Ulysse sombrent dans le néant de l’inconscience. Ulysse lui-même s’endort à plusieurs reprises au moment où, dans le récit, il devrait rester vigilant. 

  • l’engloutissement, c’est-à-dire la régression ou la fusion : c’est l’échec de la différenciation de la conscience face à l’inconscient et/ou  à l’autre. Le Cyclope, puis les Lestrygons , Skylla, Charybde, et enfin les tempêtes risquent d’engloutir Ulysse.

  • la dépendance addictive à la drogue comme chez les Lotophages et aux femmes séductrices telles que Circé, Calypso et les Sirènes qui tentent toutes d’empêcher Ulysse de reprendre sa route, à l’inverse des Phéaciens qui l’y aident. 

  • la mort physique, qui annihile notre identité, sauf dans le souvenir des autres. Ulysse aurait pu périr aux Enfers où l’avait envoyé Circé. 

  • l’inflation, la toute-puissance ou la fascination pour l’idéal : c’est l’échec de l’insertion dans la réalité et dans la loi, autrement dit l’échec de la structuration ou de la délimitation de l’identité . Ulysse pouvait rêver, avec Calypso, de devenir immortel .

  • la transgression, l’exclusion ou la marginalisation : c’est l’échec de l’intégration sociale et de l’acculturation, c’est-à-dire, l’échec de la constitution d’une identité sociale (ou socialement acceptable), culturelle et cultuelle. Ulysse s’est attiré la colère des trois dieux Poséidon, Hélios et Zeus, ce qui le condamne à l’errance loin de sa patrie.

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Le modèle masculin proposé par Homère est celui d’un homme qui a trouvé son équilibre, qui revient à l’harmonie en lui-même et dans la société : un homme, un époux, un père, un chef et un humain réconcilié avec les dieux. Paradoxalement, il redevient ce qu’il était déjà, mais cette fois, dans un positionnement consciemment choisi et assumé.

 

Le destin et la liberté

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Le récit de l’Iliade insiste à plusieurs reprises sur l’impuissance humaine face à la toute-puissance des  dieux : Zeus envoie un « funeste songe à Agamemnon, qui lui enjoint de partir au combat.» (3) Les dieux interviennent dans la vie des humains au point de leur ôter toute responsabilité: Priam, le roi de Troie dit à Hélène : « tu n’es, pour moi, cause de rien : les dieux seuls sont cause de tout ; ce sont eux qui ont déchaîné cette guerre, source de pleurs, avec les Achéens. » (4) Quant à Ulysse, il répond aux reproches du guerrier Ajax : « Mais quelle en fut la cause, sinon la haine atroce de Zeus contre les piquiers danaens ? il te jeta le sort… » (5) 

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Paris, le prince Troyen bellâtre qui a séduit Hélène, insiste lui aussi sur la manière dont les dieux déterminent la personnalité des humains : « ne me reproche pas pourtant les dons charmants de l’Aphrodite d’Or », dit-il, « il ne faut pas mépriser, tu le sais, les dons glorieux du Ciel. C’est lui qui nous les octroie , et nous n’avons pas le moyen de faire notre choix nous-mêmes. » (6)

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Dans l’Odyssée par contre, Ulysse en découd avec les dieux : il transgresse, louvoie, résiste, se trouve des alliés, survit. Ulysse prend sa destinée en mains au lieu de la laisser dans celles des dieux. Si la mort est inéluctable, la vie, elle, peut se négocier pied à pied avec la fatalité.

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 Homère propose ici un nouveau paradigme de société : « Ulysse incarne cette lutte que mène l’intelligence humaine pour organiser le bonheur des hommes dans un monde dont les lois lui sont encore autant de Charybde et de Scylla », écrit A. Bonnard. (7) 

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Ulysse est-il un héros au sens habituel que lui donne la littérature ? Est-il de ceux qui affrontent victorieusement les dragons dans un combat sans merci ? Son périple est peuplé d’exploits et « de victoires sur de multiples périls », écrit G. Durand. (8) Et sa quête d’Ithaque aboutit, sa reconquête également. Il a résisté progressivement à la tentation de retomber dans l’inconscience et la néantisation pour conquérir pied à pied son identité d’être humain. Il a affronté la colère des dieux, la menace des hommes, la tentation des femmes et les déchaînements de la nature. Il est donc bien un héros.

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Mais le poète ne pose-t-il pas une autre question, plus primordiale, aux confins de la psychanalyse comme de la  philosophie : qu’est-ce qu’un être humain et quelle est son essence?  Ni bête, ni dieu, répond Homère, même si, comme l’histoire ne cesse de le démontrer, il peut à tout moment s’abîmer dans l’instinct sauvage ou dans les dérives d’une idéalité non enracinée. L’homme, dit Homère, se doit d’être un mortel qui choisit de conquérir son identité singulière et d’assumer ses relations avec ses proches selon sa propre éthique. C’est là son espace de liberté.

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 Le récit se termine une fois cette étape accomplie. Pourtant, le devin Tirésias a prédit à Ulysse une étape ultérieure: une fois l’ordre rétabli à Ithaque, il devra se transformer en pèlerin portant sur son épaule une rame, et, dit Tirésias, « marcher, tant et tant qu’à la fin tu rencontres des gens qui ignorent la mer… » (9) au point de confondre la rame avec une pelle à grain. Ce sera là la fin de son pèlerinage et, après des offrandes de réconciliation avec Poséidon, Ulysse pourra rejoindre définitivement Ithaque où il aura à faire des sacrifices d’actions de grâces et recevra la promesse d’une « heureuse vieillesse, ayant autour de toi », dit encore Tirésias, « des peuples fortunés… » (10)

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Au-delà de sa conquête identitaire, Ulysse devra donc aller à la rencontre des autres, du tout autre qu’est pour lui un humain qui ne connaît pas la mer, de l’altérité humaine fondamentale. Puis encore se réconcilier avec le « divin » en lui, incarné dans le récit par l’imprévisible et insondable Poséidon. Cette autre partie inconnue de lui-même, qui habite la profondeur de son intériorité, pourrait s’appeler, peut-être, son essence, ou le sacré, ou l’indicible de l’être…

 

Violence et civilisation

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« Paradoxe vivant », écrit A. Bonnard, «  la Grèce antique illustre l’étonnante complexité de la notion de civilisation et l’extrême difficulté qu’eurent les hommes primitifs à s’arracher à la cécité de l’animalité pour ouvrir sur le monde un regard d’homme. » (11)

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La violence est omniprésente dans les récits d’Homère : violence guerrière, conflits de pouvoirs, vengeances, violences faites aux esclaves et aux femmes. Les abus y apparaissent aussi régulièrement : abus de pouvoir d’Agamemnon, abus de force du Cyclope, abus de droits des prétendants, abus de savoirs de Circé, abus sexuels vis-à-vis des femmes.

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Paradoxalement, c’est en Grèce qu’est née la démocratie. Ses lois, les droits qu’elle garantit à chaque citoyen constituent une tentative historiquement récente et novatrice de contrer abus et violences. Mais la démocratie de la Grèce antique « oubliait » la plus grande partie de ses membres, à savoir les femmes et les esclaves, ce qui fait dire à A. Bonnard : « ainsi se dégrada la démocratie athénienne. Réduite aux seuls citoyens majeurs de sexe masculin, elle était si peu le « pouvoir populaire » que signifiait son nom qu’on peut évaluer à 30 000 hommes environ, sur une population de 400 000 habitants, le nombre de citoyens qui la composaient. » (12)

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 Homère pose en modèle la société des Phéaciens, en opposition à celles des barbares rencontrés par Ulysse : « Le Cyclope Polyphème le crieur, berger dévoyé,  et Antipathès, le contradictoire, roi injuste (des Lestrygons), sont les versions négatives des deux fonctions de production redistribuée et de gestion par un roi juste et hospitalier telles qu’Ulysse les découvrira chez les Phéaciens ou telles que Télémaque en fait l’expérience  auprès de Nestor et de Ménélas », écrit P. L. van Berg (13)

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La société idéale proposée par Homère n’est pas une société guerrière : Ulysse est étonné de voir les Phéaciens priser la danse bien plus que les sports de combat, la civilisation et la culture bien plus que la guerre. Après avoir écouté  les souffrances endurées par Ulysse pendant son périple, le roi Alkinoos fait ce commentaire : « …c’est l’ouvrage des dieux : s’ils ont filé la mort à tant de ces humains, c’est pour fournir des chants aux gens de l’avenir. » (14) La réponse des Phéaciens à la barbarie est la culture : les « chants » transforment l’horreur en création, en paroles qui lui donnent forme, qui en gardent la mémoire et en même temps la transforment. Leur musique est à la fois litanie égrenant les souffrances du passé et scansion des leçons pour l’avenir.  C’est cette œuvre humanisante qu’Homère lui-même accomplit en rédigeant les chants de l’Iliade et de l’Odyssée.

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Pourtant, le propos d’Alkinoos pourrait paraître léger : ne balaye-t-il pas simplement du revers de la main toute la souffrance de la condition humaine? Ce serait peut-être le cas si ses paroles n’étaient accompagnées de toute la sollicitude dont il fait preuve à l’égard de l’étranger qu’est Ulysse. Il prend position en le faisant ramener à Ithaque, et ce faisant, il s’expose, lui aussi, à la vengeance de Poséidon. Ce sont ses actes qui confirment sa détermination de souverain responsable et donnent à ses paroles leur crédibilité. 

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Homère décline tout au long de l’Odyssée les multiples stratégies que « l’homme aux mille ruses » déploie pour survivre aux horreurs et aux violences qu’il doit affronter. Eléments naturels déchaînés, divinités, personnages redoutables ou ambigus peuvent être considérés comme des aspects de sa propre vie intérieure à humaniser. L’aboutissement en est une transformation « qui s’opère au centre du labyrinthe et s’affirmera au grand jour à la fin du voyage de retour … et marquera la victoire du spirituel sur le matériel, et, en même temps, …de l’intelligence sur l’instinct, du savoir sur la violence aveugle. » (15)

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