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METHODOLOGIE

  

De très nombreuses études historiques, archéologiques, littéraires et scientifiques traitent  des origines du texte, de son style, des références culturelles et sociales qui permettent de le comprendre, ou encore de la géographie probable du périple d’Ulysse. Si ces études ont facilité la compréhension du texte, les références reprises dans cette approche concernent essentiellement les références culturelles et mythologiques utiles pour une appréhension aussi juste que possible d’un texte difficile à situer dans une époque précise. En effet, l’Iliade et l’Odyssée constitueraient un « kaléidoscope associant des scènes de périodes institutionnellement diverses et même éloignées.», écrit Eva Cantarella, dans son introduction à la traduction de l’œuvre en Français par Victor Bérard. (21)

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D’autre part, un texte lu et scruté 2800 ans après sa mise en forme poétique ne peut être saisi de la même manière que les auditeurs de l’époque qui avaient nécessairement d’autres références historiques, sociologiques et philosophiques. « Si la race future », écrivait Anatole France, « gardait quelque mémoire de notre nom ou de nos écrits, nous pouvons prévoir qu’elle ne goûterait notre pensée que par ce travail ingénieux de faux sens et de contresens qui seul perpétue les ouvrages du génie à travers les âges…Je ne crains pas de dire qu’à l’heure qu’il est, nous n’entendons pas un seul vers de l’Iliade ou de la Divine Comédie dans le sens qui y était attaché primitivement. Vivre, c’est se transformer et la vie posthume de nos pensées écrites n’est pas affranchie de cette loi…Ce qu’on admirera de nous dans l’avenir nous deviendra tout à fait étranger. »  (22)

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A cela s’ajoute le biais d’une lecture qui se réfère à la psychologie analytique selon C.G. Jung, au 21ème siècle.

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Toutefois, si l’esprit dans lequel les auditeurs de l’Odyssée de l’époque ont appréhendé cette grande œvre poétique ne peut être le même qu’aujourd’hui, il semble légitime de dire que, comme tous les textes majeurs produits par l’humanité, l’Odyssée parle de l’homme universel et des aléas du devenir humain. C’est à ce propos qu’une lecture psychanalytique peut tenter de mettre en lumière les pépites abritées sous les vers et dont notre époque pourrait peut-être s’éclairer. « On lira Homère dans mille ans», écrit Serge Tisseron, « et, aujourd’hui, on trouvera dans le poème de quoi comprendre les mutations qui ébranlent notre monde en ce début de XXIème siècle. Ce que disent Achille, Hector et Ulysse nous éclaire davantage que les analyses des experts… Homère, lui, se contente d’exhumer les invariants de l’âme.» (23)

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Le périple d’Ulysse est un voyage mythologique mais aussi initiatique : il décrit son retour de la guerre de Troie en compagnie de ses compagnons navigateurs, périple qui l’amène à se transformer lui-même.

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Ce récit peut être lu comme une belle histoire fantastique, débordante d’imagination, mais il peut aussi être analysé de la même manière qu’une série de rêves nocturnes illustrant un voyage intérieur dans les profondeurs de la psyché du personnage. « …un chef d’œuvre est comme un rêve, qui, en dépit de toutes ses manifestations, ne s’interprète jamais de lui-même et qui n’est, non plus, jamais univoque… », écrit C.G. Jung. (24)

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C’est cette dernière lecture qui est proposée ici. Celle où peuvent se rejoindre le poète et le psychanalyste, sans toutefois que le psychanalyste ait quoi que ce soit à apprendre au poète. Car, « …le poète, lui, discerne parfois les figures de la nuit, les esprits, les démons, les dieux, les entrelacements secrets du destin humain… »( 24) et «  il est un homme collectif, qui porte et exprime l’âme inconsciente et active de l’humanité » (25) , écrit C.G. Jung.

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Pour comprendre le sens d’une œuvre d’art, ajoute-t-il, « … il faut se laisser modeler par elle comme elle a modelé le poète…il a effleuré ces régions profondes où tous les êtres vibraient encore à l’unisson et où, par conséquent, la sensibilité et l’action d’un individu valent pour toute l’humanité.» (26) 

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L’histoire d’Ulysse sera donc lue ici comme un long rêve qui illustre son processus d’évolution, c’est-à-dire la réalisation de son identité d’homme, qui passe par une série de confrontations à lui-même et à la société. Si c’est là que s’arrête le texte de l’Odyssée, il annonce cependant qu’Ulysse devra ensuite s’occuper d’une autre partie de lui-même, plus spirituelle, celle-là, que son immaturité d’homme jeune lui avait fait négliger. Le devin Tirésias, consulté pendant son périple, lui demandera en effet un pèlerinage de réparation et de réconciliation avec le dieu qu’il a offensé. L’Odyssée ne raconte pas ce pèlerinage.

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D’après la psychologie analytique,  le cycle de vie individuelle comprend deux phases. La première, avant quarante ans environ, est une phase de construction de son identité, à la fois bien différenciée de celle de ses parents et incarnée dans des réalisations concrètes, visibles dans la société : c’est là un processus d’individualisation, d’affirmation de son identité. La deuxième phase du cycle de la vie, au-delà de 40 ans, voit se mettre en place un processus d’intériorisation, de questionnement sur le sens et les finalités de son existence propre. C’est le temps de l’individuation, de l’émergence de sa singularité.

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Cette approche de l’histoire d’Ulysse, que nous dirions psychanalytique et symbolique à la manière des écoles jungiennes, implique deux lectures possibles et simultanées du récit : celui-ci peut être vu comme un affrontement du héros au monde qu’il traverse et en même temps, les éléments rencontrés dans le monde extérieur peuvent être vus comme des représentations de divers éléments de sa vie intérieure. Les dieux et autres personnages qui apparaissent dans le récit sont alors considérés comme des illustrations de diverses facettes de la personnalité du héros encore inconnues de lui, de ses forces ou des failles intérieures non encore intégrées. « …le dieu personnifie l’inconscient collectif non encore intégré en essence humaine… » (27) ; «… la dynamique des dieux … est l’immortel en nous, puisqu’elle exprime le lien par lequel l’homme sent qu’il ne s’éteint jamais dans la continuité de la vie.» (28)  écrit C.G. Jung. 

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En psychologie analytique, l’analyse d’un rêve ressemble un peu à la solution d’un rébus : l’analysant est invité à exprimer ce que chaque élément du rêve évoque pour lui, puis le rêve est relu et compris à la lumière de ces évocations appelées « associations ». Les psychanalystes jungiens utilisent aussi, comme méthode d’analyse des rêves, des références culturelles, historiques et sociales qui lui permettent d’éclairer ou d’étoffer des éléments du rêve, de les relier à une expérience déjà vécue par l’humanité : cette technique s’appelle l’amplification. 

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Faute de pouvoir interroger Ulysse sur ses associations, l’analyse du poème repose ici uniquement sur ces amplifications. Il appartiendra au lecteur, s’il le souhaite, de laisser affluer ses propres associations à la lecture de ce récit foisonnant. « Les mêmes images seront mortes ou vivantes, selon les dispositions du spectateur, selon ses attitudes profondes, selon l’évolution sociale. Elles sont vivantes, si elles déclenchent dans tout son être une vibrante résonance ; mortes, si elles ne sont qu’un objet extérieur, limité à ses propres significations objectives. » écrivent J. ChevalierJ et A. Gheerbrant. (29)

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La plupart des amplifications emprunteront à la symbolique qui sera transcrite en caractères italiques.

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